Ségolène Royal, Philippe Aghion et le retour de l'Etat régulateur

Publié le par DA Paris 15

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Philippe Aghion

Phillippe Aghion, docteur en économie à l’université d’Harvard et à l’Ecole d’économie de Paris, est notamment intervenu lors de l’Université Populaire Participative de juin 2009 : « Quel nouveau modèle de développement économique et social pour l’après-crise ? » organisée par Désirs d’avenir.

Son analyse sur « Le retour de l’Etat régulateur » reprend plusieurs thèmes chers à Ségolène Royal.

« Faire de l’efficacité économique et de la justice sociale un couple inséparable », « réhabiliter le rôle de la puissance publique »« la démocratie comme condition de l’efficacité politique », ou les voitures "vertes" sont des « clefs pour un nouveau modèle » comme Ségolène Royal l’a rappelé dans son intervention devant le Conseil de l’Internationale socialiste à New York le 21 juin dernier.

Autres points abordés tout au long du texte et cher à Ségolène Royal : il faut remettre à plat le système fiscal français. Par ailleurs, il est possible de faire plus avec le même budget, ou de faire la même chose avec moins, à condition que chaque action entreprise soit mesurée à l’aune de son efficacité. La 6ème des 100 propositions du pacte présidentiel de Ségolène Royal de 2007 énonçait en effet : « Réformer l’Etat : un euro dépensé doit être un euro utile. ». C’est la politique que Ségolène Royal a mise en place dans la Région Poitou-Charentes depuis 2004, et qui a fait ses preuves.

F.M.

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6 juillet 2010

 

Le retour de l'Etat régulateur

Après des années de discrédit, la conjoncture a remis en selle la sphère publique comme acteur économique décisif dans la gestion des crises et des déficits

Depuis le début des années 1980, parmi de nombreux économistes et décideurs politiques, domine l'idée selon laquelle le rôle de l'Etat doit être minimum afin de ne pas entraver la croissance économique, cette dernière reposant pour l'essentiel sur le dynamisme des marchés et des entreprises privées. C'est ce présupposé, combiné avec l'objectif par ailleurs louable de réduire les déficits, qui sous-tend les suppressions de postes dans tous les secteurs publics, y compris la santé et l'éducation. Et qui risque de nous conduire à prendre trop et trop vite le tournant de la rigueur, au risque de tuer la croissance dans l'oeuf.

Mais la crise économique et financière de ces trois dernières années est venue secouer ce dogme. Et suggérer que peut-être ce n'est pas de " moins d'Etat " dont nous avons besoin, mais de " l'Etat autrement ". D'un Etat intelligent qui, selon les dires du sociologue Anthony Giddens, préserve et améliore la flexibilité et la créativité qu'engendrent les marchés tout en orientant ces qualités vers des objectifs à long terme socialement souhaitables.

Pour assurer une croissance forte et durable et permettre à la France de maintenir sa place dans l'économie mondialisée, un Etat moderne, doit, selon nous, remplir au moins trois fonctions essentielles :

1) celle de régulateur et de garant des contre-pouvoirs démocratiques, pour prévenir de nouvelles crises, pour limiter l'impact négatif des récessions sur les citoyens et les entreprises, et pour réduire la corruption ;

2) celle de redistributeur et de garant du contrat social, pour créer des bases sociales solides permettant la maîtrise des déficits publics ;

3) celle d'investisseur dans l'innovation, la formation et le savoir.

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Et c'est à l'aune de ces trois fonctions que doit être évaluée la politique de rigueur qui se met en place dans notre pays, une politique qui ne dit pas son nom mais prétend tout à la fois réduire les déficits publics et préserver, voire améliorer, notre potentiel de croissance.

1. Un Etat régulateur et garant des contre-pouvoirs démocratiques

Un Etat moderne, c'est tout d'abord un Etat qui garantit l'existence de contre-pouvoirs démocratiques, qu'il s'agisse de l'institution judiciaire aussi bien que des médias, sans même parler des humoristes. Un Etat où les médias jouissent ainsi d'une réelle indépendance par rapport au pouvoir politique. Car une presse véritablement libre est une condition nécessaire à un Etat qui ne soit pas gangrené par la corruption et les conflits d'intérêt, un Etat efficace dans sa gestion de l'argent public.

Or, dans un pays où le président de la République nomme lui-même le directeur des chaînes de télévision publiques ou se permet d'intervenir dans le processus de vente d'un grand quotidien de presse, peut-on véritablement considérer que l'information est libre ? La France aurait beaucoup à apprendre de ses voisins européens, et notamment de la récente initiative islandaise, l'Icelandic Modern Media Initiative, laquelle protège la liberté d'informer des journalistes plus que nulle part ailleurs. Conséquence de cette faiblesse française ? Selon l'indice de perception de la corruption publié chaque année par Transparency International, la France véhicule une image relativement dégradée de sa classe politique et de son administration, se classant au 24e rang du classement, loin derrière les pays scandinaves.

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État régulateur ne doit ainsi pas signifier pour autant Etat interventionniste. Et il est certains domaines - comme les médias - où il n'est pas légitime que l'Etat intervienne autrement que par des aides publiques (si elles sont nécessaires), notamment les subventions à l'imprimerie, lesquelles doivent être distribuées de manière rationnelle, automatique et surtout non politisée.

Mais il en est d'autres où il se doit d'intervenir. Ainsi, la crise récente a montré que l'Etat doit parfois intervenir pour sauver les banques du risque de faillite, afin d'éviter la propagation de risques systémiques. Mais il ne doit le faire qu'en échange de contreparties, notamment en imposant des réglementations sur la structure financière des banques ou sur celle des rémunérations de leurs employés, à l'image des modalités contraignantes qui ont accompagné le plan de sauvetage des banques mis en place par Gordon Brown en Angleterre en 2008.

Comment comprendre, alors que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis ont imposé de telles conditions, que la France ait multiplié les chèques en blanc ? Il ne s'agit pas seulement des banques. Pourquoi également n'avoir pas accompagné la prime à la casse destinée à soutenir le secteur automobile de mesures incitatives pour aider à l'achat de voitures vertes ?

La crise nous a également rappelé l'importance du rôle de l'Etat pour réduire l'impact négatif des crises. À l’aide de la protection sociale d'une part, pour limiter les baisses de pouvoir d'achat et surtout la chute dans la pauvreté des personnes les plus fragilisées. À l’aide aussi de politiques de relance économique, pour faire redémarrer la " machine économique " au plus vite et éviter que la baisse de croissance conjoncturelle ne se transforme à terme en une baisse de croissance structurelle.

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Dessin de Plantu

Cela suppose de gérer intelligemment la sortie de crise afin d'éviter que le pays plonge dans la récession. De fait, certains pays, notamment l'Espagne et le Portugal, ont atteint un niveau de déficit qui n'est plus soutenable. Il les contraint à prendre dès à présent des mesures drastiques notamment pour geler ou réduire le traitement des fonctionnaires. Mais ce n'est pas le cas de la France, qui certes doit s'engager dès maintenant à un retour à l'équilibre budgétaire dans un horizon raisonnable, mais néanmoins peut se permettre d'échelonner les mesures d'économie budgétaire dans le temps afin de faciliter la reprise de la croissance économique. Il faut penser le déficit en termes structurels et non en termes conjoncturels : c'est le déficit structurel qui doit être inférieur à 3 % du PIB, pas le déficit conjoncturel. Or, le déficit structurel de la France est estimé aujourd'hui entre 4 % et 5 %, non à 8 %.

2. L'Etat garant du contrat social : condition nécessaire à la maîtrise des déficits

Plusieurs études récentes ont fait le constat d'un degré de défiance élevé au sein de la société française. Non seulement les citoyens n'ont pas confiance les uns dans les autres - voire en eux-mêmes -, mais ils n'ont pas confiance dans leurs institutions, et un très mauvais climat persiste dans les entreprises. Or la confiance et un bon climat dans les entreprises sont des facteurs essentiels d'innovation et de croissance. Là encore, l'Etat a un rôle essentiel à jouer pour stimuler la croissance : favoriser le développement de la confiance entre les citoyens.

Autrement dit un rôle de promoteur et de garant du contrat social. L'Etat garant du contrat social, c'est aussi un Etat capable de mieux maîtriser les déficits publics. Pourquoi ? Parce qu'un individu consentira davantage à faire des efforts ou à payer ses impôts s'il se voit logé à la même enseigne que les autres. En outre, les citoyens accepteront plus volontiers des augmentations d'impôt s'ils savent que les ressources fiscales ainsi générées seront utilisées de manière efficace par le gouvernement, autrement dit qu'elles serviront à financer des dépenses publiques utiles. Cela suppose un gouvernement efficace et véritablement " irréprochable ", en lequel les citoyens puissent avoir confiance.

C'est parce qu'elle remplissait ces conditions que la Suède a réussi l'exploit, en seulement quatre ans, de faire passer son déficit public de 16 % du PIB à moins de 3 %. Y a-t-il pour autant eu une réduction des services publics fournis à la population suédoise en matière d'éducation ou de santé ? Non. La Suède a réussi à réduire son déficit public tout en maintenant un haut niveau de solidarité sociale, plus élevé d'ailleurs que la plupart des autres pays industrialisés. Il s'agit d'une amélioration de l'efficacité de l'Etat, lequel a consolidé le haut degré de confiance des citoyens dans cet Etat. Un Etat juste, avec un système de prélèvement progressif et efficace - un Etat sans bouclier fiscal -, et un Etat peu corrompu qui utilise l'argent public de manière efficace et surtout extrêmement transparente.

Or la France est loin de répondre à ces critères. D'une part, le gouvernement a multiplié les niches fiscales. Les principales mesures fiscales décidées depuis 2007 ont fortement grevé nos comptes publics : 3 milliards en 2010 pour la baisse de la TVA sur la restauration ; 1,5 milliard pour le crédit d'impôt sur les intérêts d'emprunt immobilier ; 4,1 milliards pour les heures supplémentaires ; 600 millions pour le bouclier fiscal ; 2 milliards pour les droits de succession et les donations ; et 670 millions pour la réduction de l'impôt sur la fortune (ISF) en cas d'investissement dans les PME non cotées.

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Dessin de Plantu

Selon le Conseil des impôts, la France est le pays du G7 qui compte le plus de niches fiscales avec, en 2003, environ 200 dispositifs de plus que le Canada, l'Allemagne ou encore le Royaume-Uni !

D'autre part, le système fiscal français est peu redistributif, du fait du poids très important de la contribution sociale généralisée CSG (impôt proportionnel) par rapport à l'impôt sur le revenu (impôt progressif), et du poids encore plus important de la fiscalité indirecte - principalement la TVA - qui, elle, est régressive. Comme le souligne le député (PS, Rhône) Pierre-Alain Muet, alors que le taux moyen d'imposition devrait croître avec le revenu et se rapprocher du taux marginal d'imposition de la tranche supérieure (40 %) pour les contribuables les plus riches, c'est en fait l'inverse qui se produit : le taux moyen d'imposition n'est en fait que de 24,4 % pour les mille contribuables les plus aisés et devient inférieur à 20 % pour les dix les plus aisés !

Enfin, l'Etat français n'a pas fait le choix de la lisibilité, notamment en ce qui concerne la fiscalité des entreprises : le taux théorique de l'impôt sur les sociétés est aujourd'hui de 34,4 % alors même que, du fait de la multiplication des régimes particuliers d'imposition, le taux effectif n'est que de 13 % pour les entreprises de plus de 2 000 employés !

Il n'y aura pas de plan de maîtrise du déficit public efficace sans une véritable réforme fiscale qui remette entièrement à plat tout le système actuel. Une réforme qui nous permette de mettre en place un système plus redistributif et plus lisible.

3. L'Etat catalyseur de savoir et d'innovation : la garantie d'une sortie de crise durable

Pourquoi l'Etat a-t-il un rôle à jouer pour stimuler le progrès technique et l'innovation, plutôt que de s'en remettre entièrement aux marchés et aux agents privés ?

Tout simplement parce que lorsque des individus prennent des décisions en matière de santé ou d'éducation, ou que des entreprises font des choix d'investissement en recherche et développement (R & D), ils ne regardent que leur utilité ou leur profit privés. Or la valeur sociale de l'innovation et du savoir est supérieure à sa valeur privée car elle prend en compte le fait que d'autres individus ou entreprises pourront ultérieurement s'appuyer sur cette innovation ou ce savoir pour réaliser de nouveaux progrès technologiques.

Cela implique que les agents privés auront tendance à sous-investir dans l'innovation par rapport à ce qui maximiserait la croissance de l'économie dans son ensemble. D'où l'importance du rôle de l'Etat, pour stimuler les investissements en R & D, pour subventionner le développement de nouvelles PME innovantes, pour favoriser l'émergence d'universités performantes.

Un second motif d'intervention est la présence de contraintes de crédit. Ces contraintes empêchent les individus ou les entreprises d'emprunter pour investir dans l'éducation, la santé ou la R & D, à concurrence des gains de productivité qui résulteraient de tels investissements. D'où l'importance de l'intervention de l'Etat pour subventionner la R & D et pour investir directement dans l'accès universel à l'éducation - et notamment l'éducation supérieure - et la santé.

L'Etat devrait donc réfléchir à deux fois avant de s'attaquer aux secteurs de l'éducation ou de la santé. De supprimer 16 000 postes de professeurs par an. D'augmenter pour ce faire le nombre d'élèves par classe, alors même que toutes les études montrent que réduire le nombre d'élèves par classe a des effets bénéfiques sur la réussite scolaire. Ou encore de supprimer des milliers de postes dans les hôpitaux publics. Sous prétexte de réduire les déficits publics, en réduisant les dépenses d'éducation ou de santé, on porte atteinte à notre potentiel de croissance.

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Dessin de Martin Vidberg (www.martinvidberg.com)

Il faut donc être doublement prudent avec la rigueur. D'une part parce que, comme nous l'avons souligné, faire le choix de la rigueur trop tôt peut nous conduire à tuer la croissance dans l'oeuf. D'autre part parce qu'il y a de bonnes et de mauvaises économies. On ne peut que se féliciter de la volonté de réduire les niches fiscales ou de faire la chasse aux dépenses inutiles. Mais réduire des dépenses telles que les dépenses de santé ou d'éducation risque de porter atteinte à notre potentiel de croissance. Ce sont de mauvaises économies qui, en réduisant ce potentiel, réduisent de plus notre capacité à générer des surplus budgétaires dans le futur.

S'il y a eu une conséquence positive de la crise actuelle, c'est bien d'avoir relégitimé le rôle de l'Etat dans la croissance économique. Un Etat intelligent, Etat régulateur en période de crise, mais acteur essentiel également en dehors de ces périodes, comme catalyseur du savoir et de l'innovation, comme régulateur et garant de l'indépendance et du pluralisme des médias, et comme redistributeur pour garantir la confiance et le respect du contrat social. Un Etat qui ne doit plus systématiquement être pensé négativement en termes de plus. Mais toujours positivement en termes de mieux.

Philippe Aghion, économiste, né en 1956, ce spécialiste de l'innovation est docteur en économie à l'université Harvard (Etats-Unis), où il enseigne, ainsi qu'à l'Ecole d'économie de Paris. Membre du Conseil d'analyse économique, il est coauteur des " Leviers de la croissance française CAE ", (La Documentation française, 2007)

Ce texte a été écrit avec Julia Cage, économiste à l'Ecole d'économie de Paris

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