Générations 88.2 – vivre dans les quartiers, un autre regard (2/3) : "crise de l’adolescence" et "débrouille", interview de Luc Bronner, des rappeurs Fik’s et P. Kaer et d'Almamy Kanouté

Publié le par DA Paris 15

45693857.jpg

Le 12 avril 2010, Luc Bronner, journaliste du quotidien Le Monde où il couvre les banlieues – quartiers sensibles, jeunes – était l’invité de l’émission de Génération 88.2 « Générations Citoyens », créée après les émeutes de novembre 2005, avec rappeurs des Ulis Fik’s et P. Kaer des Ulis, et Almamy Kanouté, tête de liste aux régionales d’Emergences, un mouvement regroupant des personnalités du monde associatif et des acteurs de terrain des quartiers. Le journaliste, prix Albert Londres 2007, présentait son livre « La loi du ghetto ».

Comme l’explique le site web de la radio :

« Génération citoyens, c’est l’émission de débat politique et société qui déboîte. Tous les dimanches de 19h à 20h, Chloé et Raphäl provoquent des rencontres que vous n’entendrez nulle part ailleurs. Benoit Hamon qui discute avec Ina Sane, Jean-Pierre Chevènement qui débat avec Menelik, ou encore le maire UMP de Neuilly-sur-Seine qui échange avec un habitant du 19e. »

Hier, la première partie traitait de 3 thèmes : le métier de journaliste dans les quartiers ; qu’est-ce que le ghetto ; et le cannabis, le shit, la cocaïne et l’héroïne dans les quartiers.

Aujourd'hui, la seconde partie de l’émission aborde de 2 thèmes : la « débrouille » ; et la « crise de l’adolescence », les parents et l’école.

Demain, la dernière partie de l’émission conclura sur le « désert politique » ; les Etats-Unis d’Obama et la France ; l’engagement politique des habitants des quartiers ; et le fait que les habitants de banlieue sont les premières victimes de l’insécurité.

-oOo-

Raphäl : vous parlez aussi de ça dans votre livre, vous parlez trafic, vous parlez aussi de la débrouille, tous ces lascars qui vendent des parfums, des polos, des sandwiches, de cannettes à 1 euro, des cosmétiques, des lecteurs MP3, il y a un gars que vous interrogez qui résume bien, il dit : « On n’est pas au MEDEF, mais on est aussi des petits patrons. ».

Luc Bronner : oui, c’est toujours quelque chose qui m’a surpris et passionné en allant dans les quartiers. C’est le désir d’entreprendre, de croiser plein de petits entrepreneurs alors qu’ils sont souvent dans la débrouille avec pas grand-chose, et qu’ils ne sont pas du tout dans les clichés qu’on donne sur les quartiers assistés, au contraire. On est souvent, moi je trouve, dans des visions presque ultralibérales, de la société, du côté des jeunes notamment avec un désir le cas échéant de gagner de l’argent tout de suite, rapidement, mais pas du tout assistés dans leurs façons de concevoir leur avenir et la société. Donc on se débrouille, parce qu’il faut bien vivre, et que voilà quand on a 16, 18 ans, 20 ans dans un quartier, on a envie de sortir, de vivre, de s’acheter des baskets et tout le reste. Donc il y a un peu de débrouille qui peut être considérée comme étant illégale mais qui est pas très différente de la débrouille qui existe dans d’autres milieux sociaux, simplement c’est un peu plus visible dans les quartiers qu’ailleurs.

Raphäl : évidemment il y a plein de jeunes et de gens dans les quartiers qui font tout un tas de choses, qui montent leur entreprise, leur boîte, pour qui ça fonctionne bien.

P. Kaer : oui, tout à fait, j’dirai que même, on a beaucoup d’exemple de trafiquants ou d’anciens trafiquants, qui à un moment de leur vie en ont eu marre et ont arrêté le trafic et se sont reconvertis dans d’autres business, des business légaux, et qui ont très, très bien réussi ; c’est paradoxal mais ça a été une école pour eux. Est-ce que la rue s’est substituée à l’école ? C’est une question qu’il faut se poser. Je pense qu’il faut trouver des solutions à ça, quoi.

Raphäl : autre sujet que vous abordez dans ce bouquin, « La loi du ghetto », donnez-moi s’il vous plait une explication à cette phrase ; vous dites : « La crise des banlieues, dans sa forme la plus visible, la plus spectaculaire, est donc d’abord une crise d’adolescence. ». Ça, c’est dans une des parties que vous avez appelées « hormones ».

Luc Bronner : « hormones ». Oui parce qu’on a tendance sur les banlieues à vouloir avoir des explications géopolitiques parfois quasiment en disant : on est sur la guerre des civilisations entre l’islam et l’Europe, entre l’Orient, l’Occident, enfin on part souvent dans des explications très générales, très politiques. Il y a une explication qu’on évoque peu et qui me paraît centrale, c’est tout simplement la crise d’adolescence. Au fond, on le voit sur les jeunes qui sont dans une phase un peu tendue, qui vont jeter des pierres, c’est souvent des gamins qui ont entre douze et dix-huit ans, ils sont en pleine crise d’adolescence, simplement ils ont peut-être pas les adultes présents au bon moment pour les réguler et les remettre à leur place. Par ailleurs, ils sont très nombreux, c’est un facteur qu’on oublie aussi, c’est-à-dire que dans les quartiers, il y a parfois 40 ou 45% de la population qui a moins de vingt ans, donc la crise des banlieues, oui, dans une certaine mesure, c’est d’abord une crise adolescente, qui se traduit par plein de symptômes et de difficultés. Ça veut pas dire que c’est plus facile à résoudre, parce que derrière la crise d’adolescence, il y a aussi la question de l’effacement des adultes.

53894044_p.jpg

À Tremblay-en-France, on en parlait à l’instant, les sources locales me disent qu’il y a 20, 30 adolescents qui sont en rupture, qui sont en situation très difficile, par rapport à 8 000 habitants dans le quartier, 35 000 habitants dans la ville. C’est des chiffres que je redonne volontiers parce que ça permet de se rendre compte des grands équilibres. Et ma question c’est : comment se fait-il que les 8 000 habitants n’arrivent pas à reprendre la main face à ces quelques dizaines de jeunes ? Comment se fait-il que les parents soient en difficulté, en tout cas ne soient pas en capacité de reprendre la main, de reprendre le pouvoir face à cette jeunesse-là ? Voilà, je trouve que poser la question de l’adolescence, c’est du coup poser la question de la responsabilité des adultes quels qu’ils soient, père, mère, grand-frère.

Raphäl : vous donnez une réponse, vous dites : faiblesse des contre-pouvoirs parentaux déstabilisés par le chômage, la non-maîtrise de la langue, la difficulté à surveiller des familles nombreuses, la fragilité des mères isolées aussi.

Luc Bronner : tout ça se cumule, avec un autre aspect qui est plus politique, c’est-à-dire que depuis des années on tape sur la démission parentale, en ayant le sentiment que ça expliquerait tout. Moi j’ai quasiment jamais rencontré de parent ayant démissionné, par contre j’ai rencontré beaucoup de parents en très grande difficulté face à leurs adolescents et on sait qu’élever des adolescents c’est pas facile, c’est une période de la vie où on n’est pas simple à gérer, donc plus que la démission, c’est la difficulté. Et c’est vrai par exemple que quand on est une mère isolée face à plusieurs enfants, plusieurs adolescents, qu’il y a des problèmes de place dans l’appartement, enfin ce que je dis c’est des banalités, c’est connu depuis longtemps, on débouche sur ce que vous disiez tout à l’heure, sur le fait qu’à un moment donné c’est le code de la rue qui va prendre le dessus sur le reste, voilà, avec toutes les conséquences qu’on peut connaître par la suite.

Fik’s  : après il y a une chose qui s’appelle l’adolescence comme on a dit, et ça que ce soit dans le XVIe, au Congo, on peut rien y faire, les jeunes veulent faire leurs expériences. Moi ce que je sais, c’est que dans les quartiers, il y a énormément de gens qui se battent sincèrement pour que ça change, sincèrement, mais vraiment avec des convictions, et pas juste pour passer à la télé, et on est bien placés pour en parler avec P. Kaer parce qu’on a des jeunes frères, des frères qui sont plus jeunes que nous, donc qui sont vraiment dans l’âge très, très difficile. Et voilà, le fait qu’ils voient que nous on essaie par notre musique, ou que d’autres essaient par leurs engagements sociaux de faire évoluer le quartier, eh ben, à un moment donné, eux, quelque part, on leur servira d’exemple, mais à un moment donné, on pourra pas remplacer l’école, nous.

plantu_30-1-.jpg

Dessin de Plantu

C’est pas nous qui avons décidé d’être 35 dans une classe, et de se mettre au fond de la classe et d’écrire, et d’écrire nos textes de rap et d’envoyer des textos plutôt que de suivre le cours. Ca, c’est à l’Etat de s’en charger. Nous ce qu’on peut faire, c’est ceux qui traînent en bas, essayer de leur parler, et de leur faire comprendre que ce qu’ils sont en train de faire, ça va être nocif à leur avenir, voilà, c’est tout, après on a pas de solution miracle et l’être humain il est comme il est, à 16 ans, 17 ans, ça va être difficile d’empêcher des gens, quel que soit leur quartier, d’essayer de leur prendre les joints, ou d’essayer de leur prendre l’alcool, ça va être très difficile. Le problème c’est que quand ça arrive aux jeunes de quartiers, voilà, on a l’impression que c’est le truc de fou.

1182365603_haine_05.jpg

La suite et la fin demain : le « désert politique » ; les Etats-Unis d’Obama et la France ; l’engagement politique des habitants des quartiers ; et les habitants de banlieue, premières victimes de l’insécurité.

Frédérick Moulin

Publié dans Territoires

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article