Patrick Weil, auteur de « Qu'est-ce qu'un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution », dénonce la déchéance de la nationalité française envisagée par la Sarkozie

Publié le par DA Paris 15

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Le naufrage de la France et Nicolas Sarkozy, inspirée du "Radeau de la Méduse", de Géricault, dessin de Martin Vidberg

Patrick Weil, historien et politologue français, signataire en 2007 d’un appel à soutenir la candidate à l’élection présidentielle Ségolène Royal, nous livre un décryptage historique, sociologique et juridique des propositions de déchéance de la nationalité de Nicolas Sarkozy et de Brice Hortefeux.

Il nous apprend que la déchéance de la nationalité ne peut être réalisée que dans des cas exceptionnels, « et certainement pas par décision de l’exécutif » : l’avis conforme du Conseil d’Etat est nécessaire, et est ensuite susceptible de recours.

Il s’interroge sur la notion floue de « Français d’origine étrangère » : des millions de Français ont un parent ou un grand-parent étranger.

Il rappelle le rôle du chef de l’Etat, qui doit unir les Français, mais cherche actuellement à les diviser pour mieux régner.

Il fustige la stigmatisation des 30 000 jeunes d'origine étrangère nés en France qui chaque année vont devoir fournir un extrait de casier judiciaire pour devenir français, ce qui ne sera pas « bon pour la sécurité publique ».

Il met en exergue une mesure entrée en vigueur le 1er juillet 2010 et passée inaperçue : l’approbation des naturalisation va, pour la première fois depuis Vichy, être du ressort des préfets, ce qui facilitera les pressions locales.

Il précise enfin que « la déchéance de masse est donc une spécificité des régimes totalitaires et la dénaturalisation de masse une spécificité de Vichy », rappelant que « Charles de Gaulle lui-même » avait été déchu et avait vu ses biens confisqués par ce régime.

En bref, il nous livre une analyse riche et captivante de ce que le locataire de l’Elysée propose et de la situation dans laquelle il se met et met la France.

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"Ségolène Royal guidant le peuple" suite à sa visite en Guadeloupe en février 2009, inspirée de "La Liberté guidant le peuple" d'Eugène Delacroix, dessin de Martin Vidberg (www.martinvidberg.com)

 Ah, si Ségolène Royal avait été élue présidente en 2007...

F.M.

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lemonde pet

3 août 2010

Patrick Weil : " Nicolas Sarkozy fait perdre à la droite républicaine ses valeurs "

ENTRETIEN

Patrick Weil est historien, spécialiste des questions d'immigration. Il est notamment l'auteur de Qu'est-ce qu'un français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution (Gallimard, 2005).

Patrick Weil Olivier Roller Fedephoto

Patrick Weil (Olivier Roller/Fedephoto)

En proposant de déchoir de leur nationalité les Français d'origine étrangère ayant attenté à la vie de policiers, Nicolas Sarkozy a-t-il franchi un tabou ?

Oui, car Nicolas Sarkozy semble vouloir en faire un instrument politique banalisé. Pourtant, depuis les déchéances massives de la première moitié du XXe siècle en Europe, le droit à avoir une nationalité est devenu un droit de l'homme quasi inaliénable. On ne peut déchoir les citoyens de leur nationalité que dans des cas exceptionnels et certainement pas par décision de l'exécutif. A entendre Nicolas Sarkozy, on a l'impression qu'il peut priver des Français de leur nationalité. Non, il faut un avis conforme du Conseil d'Etat. Toute décision confirmée est ensuite susceptible de recours.

La déchéance ne peut concerner que des Français par acquisition, qui avaient auparavant une nationalité étrangère. Il existe une ou deux dénaturalisations par an, pour des motifs de guerre, de terrorisme, d'atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Il s'agit d'une sorte d'arme atomique, destinée à dissuader non à être utilisée. Il existe toujours des mesures juridiques exceptionnelles pour des situations exceptionnelles. La destitution du président de la République existe aussi, mais nul ne l'instrumentalise pour demander le départ de Nicolas Sarkozy

Avant la loi Guigou de 1998, la déchéance de la nationalité était possible pour les personnes naturalisées depuis moins de dix ans et condamnés à plus de cinq ans de prison. Est-il constitutionnel de revenir en arrière ?

Sous Lionel Jospin, la France a signé la convention du Conseil de l'Europe qui ne permet pas de déchéance pour des motifs de droit pénal général. Cette convention la limite aux actes portant atteinte à l'intérêt majeur de l'Etat, en cas de guerre, de terrorisme ou de trahison. Toutefois, la France n'a pas ratifié cette convention. Le Conseil constitutionnel aura à juger d'un éventuel retour en arrière.

La proposition de Nicolas Sarkozy, qui vise les tueurs de policiers, passera-t-elle le cap ? Elle est plus restrictive que la disposition de l'ordonnance du 18 octobre 1945, qui fut maintenue dans la loi jusqu'en 1998 et qui prévoyait la possibilité de déchoir des criminels condamnés à cinq ans de prison et plus.

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En 1996, le Conseil Constitutionnel a validé la déchéance pour terrorisme et n'avait pas remis en cause les autres motifs, comme l'atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation. Mais le Conseil a aussi affirmé le principe d'égalité entre tous les Français et n'avait validé la déchéance des terroristes qu'eu égard au caractère de particulière gravité de leurs actes. Les propositions de Brice Hortefeux ne semblent pas entrer dans ce cadre : la polygamie n'est pas un crime. On peut être condamné à deux ans de prison avec sursis dans une affaire d'excision. Le Conseil pourrait considérer la déchéance dans ces cas comme une rupture d'égalité entre citoyens et une injustifiable double peine.

En privant de leur nationalité des " Français d'origine étrangère ", la France va-t-elle créer des apatrides ?

Jusqu'à présent, la déchéance ne pouvait concerner que des personnes nées étrangères, devenues ensuite françaises. Nicolas Sarkozy doit clarifier son propos. Qui vise-t-il avec cette terminologie jamais utilisée jusqu'à présent ? Il y a des millions de Français qui ont une origine étrangère, qui ont un parent ou un grand-parent étranger.

La loi interdit depuis 1998 de créer des apatrides par la déchéance qui ne peut donc concerner que des doubles nationaux. Si Nicolas Sarkozy revenait sur ce principe, ce serait une inacceptable régression qui choquerait bien au-delà de nos frontières. Rappelons que la France a signé, sans toutefois les ratifier, deux conventions internationales, celle de 1961 qui lutte contre l'apatridie et celle du Conseil de l'Europe de 1997 qui interdit de créer l'apatridie par la déchéance.

La proposition du chef de l'Etat est en contradiction avec le fait qu'il ait abrogé la double peine, soit l'expulsion des étrangers à leur sortie de prison ?

Il y a eu deux Nicolas Sarkozy. De 2002 à 2005, il ne voulait pas être assimilé à Charles Pasqua et voulait séduire la gauche. Il a créé le Conseil français du culte musulman et limité la double peine. Lorsqu'il a vu qu'il ne ralliait pas l'électorat musulman et qu'il y avait plus de voix à gagner du côté du Front national, il a cherché à séduire cet électorat-là. C'est pour cela qu'il annonce et crée le ministère de l'immigration et de l'identité nationale, en 2007.

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"Plus de voix à gagner du côté du Front National" : Marine Le Pen

Mais je ne suis pas sûr que cette instrumentalisation paie. Et Nicolas Sarkozy fait perdre à la droite républicaine ses valeurs. Il n'est pas besoin de ce point de vue de se référer à Vichy. De 1977 à 1980, Valéry Giscard d'Estaing avait voulu renvoyer la majorité des immigrés maghrébins en situation régulière. Il s'était heurté aux gaullistes et aux chrétiens démocrates de sa majorité qui ont osé l'affronter.

Au fond, ces menaces de déchéance ne sont que des paroles qui vont rester lettre morte ?

Indépendamment de leur portée réelle que l'on ne connaît pas encore, ces paroles font des dégâts considérables auprès des personnes qui se sentent visées et entendent sans cesse des discours très violents sur les pratiques extrêmes de leur religion, la criminalité, etc. Nicolas Sarkozy cherche toujours à cliver en sélectionnant parmi ses compatriotes des ennemis de préférence minoritaires pour se gagner le soutien de la majorité.

Depuis quelques semaines, il subit des débats où il est minoritaire, sur les retraites ou l'affaire Woerth-Bettencourt. Avec les Roms, les délinquants, l'immigration, il va sur des terrains où il espère reconquérir une majorité. Peut-être espère-t-il par tactique embarquer la gauche dans ce débat, susciter le tollé des intellectuels. Mais Nicolas Sarkozy est le président de tous les Français. Il a le devoir de les unir. L'entendre parler des " Français d'origine étrangère ", c'est grave.

La mesure qui aura le plus d'impact n'est-elle pas celle qui revient sur l'automaticité de l'acquisition de la nationalité française à 18 ans ?

Oui. Si elle était adoptée, 30 000 jeunes vont devoir tous les ans produire des extraits de casier judiciaire pour prouver qu'ils n'ont pas été condamnés. Quant aux recalés, ils ne seront pas Français mais inexpulsables car nés en France. Ils vont être des bannis de l'intérieur, ils porteront les stigmates d'avoir été refusés de la nationalité française. Est-ce bon pour la sécurité publique, j'en doute.

Depuis 1889, l'enfant né en France de deux parents étrangers acquiert automatiquement la nationalité à sa majorité. Il y a eu une exception entre 1993 et 1998 : quand la loi obligeait ces jeunes à faire une déclaration entre 16 et 21 ans. Mais il n'y avait aucune restriction pour les mineurs. Seuls ceux qui ne s'étaient pas déclarés à 18 ans perdaient leurs droits de devenir Français s'ils étaient condamnés pour proxénétisme, trafic de stupéfiant, etc.

Peut-on parler de virage de la politique de la nationalité ?

Oui, surtout si l'on y ajoute une mesure entrée en vigueur le 1er juillet. Désormais les préfets - qui sont de plus en plus des policiers - ont le pouvoir de refuser des naturalisations, alors que la procédure était centralisée depuis la Libération, pour rompre avec Vichy. Ils pourront être sensibles aux pressions politiques locales et discriminer plus discrètement certaines catégories d'étrangers.

De quand datent les déchéances de nationalité ?

En 1848, une procédure de déchéance est instituée - jusqu'en 1945 - à l'encontre des Français qui pratiqueraient encore la traite des esclaves. Mais c'est en 1915 qu'une loi vise pour la première fois, le temps de la guerre, des naturalisés (en priorité des anciens de la Légion étrangère) à la double nationalité française et allemande et qui avaient choisi de combattre dans le camp allemand. Alors que la France est en guerre et partiellement occupée, le Conseil d'Etat exerce néanmoins un contrôle strict et refuse beaucoup des demandes de déchéance du gouvernement.

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Le Conseil d'Etat, à Paris

La dénaturalisation a été rendue permanente par la loi du 10 août 1927. La France craint la remontée en puissance démographique de l'Allemagne. Elle veut naturaliser en masse, mais la droite accepte de voter une loi en ce sens que sous réserve d'une " clause de sauvegarde " : pouvoir priver ces nouveaux Français souvent double nationaux, au cas où ils porteraient atteinte aux intérêts de l'Etat. La procédure reste exceptionnelle et très encadrée : entre 1927 et 1940, la France naturalise 260 000 adultes étrangers et en dénaturalise 16. Le cas le plus fameux fut Thomas Olszanski un syndicaliste communiste d'origine polonaise, qui organisait des grèves dans les mines du nord.

La déchéance de masse est donc une spécificité des régimes totalitaires et la dénaturalisation de masse une spécificité de Vichy.

Outre l'abrogation du décret Crémieux de 1870, qui fait perdre leur pleine nationalité aux 110 000 juifs d'Algérie, Vichy suit deux procédures inspirées de la loi nazie du 14 juillet 1933.

Toutes les naturalisations intervenues depuis 1927 sont réexaminées, comme le troisième Reich l'avait fait avec celles intervenues depuis 1918. On repère les juifs que l'on dénaturalise sauf intérêt national. On vise aussi les délinquants des autres origines. 15 000 personnes ont été dénaturalisées jusqu'en 1944, dont 7 000 juifs.

La seconde procédure de déchéance vise les adversaires politiques, les Gaullistes qui ont quitté la France. 446 Français, à commencer par Charles de Gaulle lui-même, sont déchus de leur nationalité, leurs biens confisqués. La déchéance sert alors à liquider l'adversaire politique. Les Soviétiques avant les Allemands avaient fait de même avec les Russes blancs.

À la Libération, on retrouve une procédure destinée aux cas exceptionnels ?

Les Gaullistes sont réintégrés, avant la Libération, par une ordonnance de Giraud qui avait aussi été déchu. En revanche, il y a un vif débat sur la loi de Vichy qui visait les naturalisés. René Cassin, qui rédigera la Déclaration universelle des droits de l'homme convainc de Gaulle de l'abroger, contre l'avis du commissaire à la justice, François de Menthon, qui trouvait qu'on avait naturalisé trop " d'éléments israélites douteux " avant guerre. Après la guerre, on en revient à la procédure de la Troisième République : de 1947 à 1953, 479 déchéances sont prononcées contre des naturalisés, devenus des collaborateurs ou parfois des insoumis.

En décembre 1948 - en pleine guerre froide -, le ministère de l'intérieur veut engager des procédures de déchéance contre les étrangers " naturalisés coupables de violences ou d'actes de sabotage lors des grèves ", souvent communistes. Le ministère de la justice s'y oppose et les rares engagées sont bloquées par le Conseil d'Etat.

Propos recueillis par Ar. Le.  

 

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