Mieux comprendre la Suisse pour mieux comprendre l’Europe : l’Union Européenne vue de Suisse

Publié le par DA Paris 15

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"Comment l'UDC veut agrandir la Suisse" : en violet les territoires français, en bleu les territoires italiens, en jaune le land allemand du Bade-Wurtemberg, en vert le Voraelberg autrichien, et en rouge pâle la Confédération suisse (Tages Anzeiger)

D’ordinaire, les Suisses sont des gens plutôt discrets. Ils ne font pas les gros titres de la presse européenne, sauf, par exemple, quand ils volent plus de 26 heures d’affilée dans un avion, Solar Impulse, qui n’utilise que l’énergie solaire.

Ou quand on enquête sur les comptes bancaires ouverts chez eux par des ressortissants de l’Union Européenne. Liliane Bettencourt ou Patrice de Maistre par exemple.

Et les habitants de l’Union Européenne ne s’intéressent pas à la Confédération suisse (appellation officielle de la Suisse depuis 1803), dont ils savent d’ailleurs peu de chose.

Mais une autre affaire crée des remous en Suisse et dans les pays voisins, principalement en Allemagne, depuis un mois et demi. Et cette affaire est politique, ce qui est rarissime.

Après l’avoir présenté début juin 2010, le conseiller national (parlementaire de la chambre basse suisse) jurassien Dominique Baettig, de la puissante Union Démocratique du Centre (UDC, droite ultraconservatrice), a déposé début juillet, avec 27 de ses collègues, une motion visant à modifier la constitution helvétique, et à permettre aux régions ou départements limitrophes dont une majorité de la population en ferait la demande, d’intégrer la Confédération, en tant que nouveaux cantons suisses : ce serait la « Grande Suisse ».

Sont visés, sans que la liste soit exhaustive, des territoires français (l’Ain, la Savoie, la Haute-Savoie, le Jura, et l’Alsace), italiens (Aoste, Varèse, Côme, Bolzano), autrichiens (Vorarlberg) et surtout, allemands (Bade-Wurtemberg).

La Suisse passerait ainsi de 7,7 à 24,7 millions d’habitants, et la ville la plus importante de l’ensemble deviendrait Stuttgart, capitale du Bade-Wurtemberg, dont l’aire urbaine compte 5,3 millions d’habitants. Stuttgart est le berceau de l’automobile allemande, siège de Porsche et de Mercedes-Benz ; c’est aussi la deuxième place boursière d’Allemagne après Francfort.

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Musée Porsche à Stuttgart (Bade Wurtemberg, Allemagne), en face du siège sociale du constructeur automobile

Dès lors, deux questions se posent :

-pourquoi cette motion a-t-elle été déposée, et quel écho rencontre-t-elle en Suisse, pays où la démocratie directe occupe une large place, et dans les régions limitrophes concernées ?

-quelle est la portée politique de cette motion, et quels sont le poids et l’idéologie de l’UDC, qui la soutient, dans la vie politique suisse ?

 

Une réaction contre l’Union Européenne et une réponse aux attentes des frontaliers

Cette motion est un OVNI de la politique suisse. Car la motion de M. Baettig n’a pas de visée irrédentiste ou guerrière. Elle propose simplement à des territoires voisins, qui parlent par ailleurs une des 4 langues suisses, de rejoindre la Confédération suisse sur la base du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Elle estime que les valeurs de ces peuples sont suffisamment proches de celles du pays pour ne pas poser de problème ; ce qui rappelle étrangement la conception que nous avons nous, dans l’Union Européenne, de l’intégration européenne.

Pour une partie d’ailleurs, la motion est une réaction à la question sans cesse remise sur le tapis depuis des décennies des liens de la Suisse avec les autres pays européens. L’Union Européenne intègre un à un les Etats voisins, pourquoi la Suisse n’agirait-elle pas de même ? Car la Confédération est aujourd’hui isolée au milieu de l’Union Européenne, une enclave avec le Lichtenstein.

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La Confédération suisse enclavée au centre de l'Union Européenne (dessin de Burki)

Elle est membre de l’Association Européenne de libre-échange (AELE) dès sa création en 1960, mais l’AELE a été vampirisée par l’Union Européenne et les structures qui l’ont précédée : le Royaume-Uni et le Danemark l’ont quittée en 1973, le Portugal en 1986, et enfin la Suède, l’Autriche et la Finlande en 1995. Aujourd’hui, l’AELE compte 4 membres : l’Islande, la Norvège, le Lichtenstein et la Confédération.

En 1992, grâce à une campagne médiatique importante et l’opposition farouche de l’UDC contrairement à la plupart des partis, la Suisse a été la seule à ne pas ratifier le traité de création de l’Espace Economique Européen (EEE), qui devait créer une unité économique rassemblant l’AELE et l’Union Européenne. Le dossier sur la table depuis des années mais jamais ouvert d’une éventuelle adhésion de la Suisse à l’Union Européenne irrite vivement l’UDC. D’autant plus que la France et l’Allemagne sont considérés dans la Confédération comme des « voleurs » de listings de données de clients de banques suisses. Sur le site internet de l’UDC on peut lire :

« L’UDC est consternée par les razzias policières effectuées en Allemagne dans les filiales du Crédit Suisse. Cette action est manifestement liée au vol d’un CD contenant des données de clients de cette banque. Il est intolérable que les autorités allemandes attaquent des banques suisses et leurs clients en se servant de données volées. »

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Dessin de Conrad

Récemment, l’UDC a durement critiqué l’Union Européenne, parlant d’ « erreur intellectuelle » : « La crise financière et la banqueroute de fait de plusieurs Etats UE ne sont qu’une preuve parmi d’autres ». Et d’estimer que la Suisse faisait déjà bien assez pour l’Union et sa crise grecque en participant au financement du FMI.

À l’ambassade d’Allemagne à Berne, la motion visant à rattacher le puissant Bade-Wurtemberg à la Confédération suisse a beaucoup fait rire, et on s’est demandé quand la Suisse « commencerait à réclamer un accès à la mer ».Au-delà du travail, ce qui, selon Die Weltwoche,  attire les habitants des régions limitrophes, ce sont les impôts sur le revenu bien moins élevés qu’en France et en Allemagne, et le système de démocratie directe.

Les territoires frontaliers plutôt intéressés : travail, impôts et démocratie directe

Les sourires amusés à l’annonce de la motion de M. Baettig se sont figés mi-juillet, quand l’hebdomadaire Die Weltwoche a publié les résultats d’un sondage réalisé auprès de 1 800 personnes habitant dans les régions limitrophes citées par Dominique Baettig : 63% des personnes sondées se sont déclarées en faveur d’un rattachement de leur territoire à la Suisse.

Pour qui connaît un peu ces régions frontalières, cela n’a rien d’étonnant. Cela fait longtemps qu’une partie de la population active de ces territoires travaille en Suisse tout en habitant en dehors. On estime que de 200 000 à 250 000 Français transfrontaliers travaillent en Suisse, principalement dans le canton de Genève (66 113 en 2009) et dans la région de Bâle, où des Allemands transfrontaliers travaillent également. Les salaires suisses sont en effet bien plus élevés que les salaires allemands ou français, et les Allemands représentent la majorité des maîtres de conférences de nombreuses universités de la Suisse alémanique.

Au-delà du travail, ce qui, selon Die Weltwoche,  attire les habitants des régions limitrophes, ce sont les impôts sur le revenu bien moins élevés qu’en France et en Allemagne, et le système de démocratie directe.

La démocratie directe est ancienne en Suisse, ses premières formes sont relevées au XVème siècle. Elle se traduit par des référendums des Conseils locaux, régionaux ou fédéraux, ou par des initiatives populaires, concrétisés par des votations ; le résultat d’une votation est contraignant pour les autorités, qui doivent obligatoirement en tenir compte et agir en conséquence. La démocratie directe a abouti en Suisse, d’une part, à une certaine lenteur législative, par crainte d’une initiative ou d’un référendum contradictoire, et d’autre part, à une démocratie de négociation, où toutes les parties prenantes sont impliquées, afin justement que la loi ne puisse pas être attaquée par la suite.

L’UDC, premier parti de Suisse, économiquement libéral et politiquement ultraconservateur

La motion de Dominique Baettig est soutenue par 28 Conseiller nationaux UDC sur un total de 62 pour l’UDC, dont le président du parti, le jeune Toni Brunner, 35 ans, et le président du groupe UDC au Conseil national, Casper Baader.

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Tony Brunner, le jeune président de l'Union Démocratique du Centre (UDC - SVP en allemand)

L’UDC, agrarienne à l’origine, a considérablement accru son électorat ces dernières années. L’UDC était un parti surtout local et implanté en Suisse alémanique ; la couverture médiatique d’envergure nationale et le fort taux de participation au référendum de 1992 sur la ratification par la Suisse du traité instituant l’EEE, où l’UDC a été quasiment le seul parti à militer activement pour le « non », ont projeté le parti sur le devant de la scène politique nationale. Sa progression au Conseil national a été très forte aux élections de 1999, de 2003 et de 2007 : de 25 conseillers en 1991, l’UDC est passée à 62 conseillers en 2007, obtenant 31% des 200 sièges pour un résultat électoral de 29% : l’UDC est depuis 2003 le premier parti du Conseil national, devant le Parti socialiste (43 sièges aujourd’hui). Le bouleversement du Conseil national a été profond, la droite « modérée » et historique s’effondrant, et le Parti socialiste se maintenant.

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Evolution de la représentation des partis au Conseil national suisse : SVP/UDC, SPS/PSS (Parti socialiste), FDP/PRD et CVP/PDC (les deux partis de la droite modérée), GPS/PES (Parti écologiste suisse) (parlament.ch)

Mais l’union objective des autres partis, et l’ascension relativement récente de l’UDC – qui n’a pas les structures sur toute la Confédération qu’ont les autres partis, et qui commet quelques erreurs de jeunesse – a permis d’arrêter là, pour le moment, le gros de l’influence du parti. Le Conseil des Etats – où sont représentés les cantons – ne compte que 7 membres de l’UDC sur 46, ce qui en fait le 3ème parti. De même, au niveau du Conseil fédéral de 7 membres – le pouvoir exécutif en Suisse – l’UDC n’a qu’un siège, bien qu’elle réclame un second siège depuis le départ du socialiste Moritz Leuenberger annoncée le 9 juillet 2010.

L’UDC est un parti politiquement ultraconservateur, voire d’extrême droite, et économiquement libéral ; il présente sa doctrine sur son site internet :

L’UDC se présente comme la « gardienne de l'indépendance suisse; elle défend la neutralité suisse et se bat pour une politique d'immigration restrictive. Menant une politique bourgeoise sans compromis, elle s'engage pour un allègement des impôts, pour la baisse des dépenses publiques, pour une administration réduite au strict nécessaire et pour de bonnes conditions-cadres en faveur de l'économie. »

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Dessin de Chappatte

On peut ajouter une farouche opposition à l’Union Européenne et à l’Espace Economique Européen, une volonté de ne pas envoyer de forces suisses dans les opérations de maintien de la paix de l’ONU, mais des visées expansionnistes (la « Grande Suisse), une lutte contre le « vol » de données de clients de banques suisses par l’Allemagne et la France, l’amalgame aux relents xénophobes étrangers/insécurité avec des slogans comme « Quelle politique à l’égard des étrangers voulez-vous ? – Famille violemment tabassées par de jeunes étrangers. », etc. On se souvient de la polémique suscitée par la campagne d’affichage empreinte d’ostracisme montrant l’expulsion d’un « mouton noir » de Suisse par un « mouton blanc ».

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La classe politique suisse et la presse européenne critiquent la motion de M. Baettig

Le Conseil fédéral, où l’UDC ne dispose que d’un siège sur sept, a qualifié, selon Le Temps du 10 juin 2010, la motion de M. Baettig de geste politique inamical « que les Etats voisins pourraient considérer, à juste titre, comme provocateur. Il nuirait de manière grave aux relations avec les Etats concernés » en favorisant des mouvements de sécession. Selon Le Temps, « le texte n’a évidemment aucune chance d’être accepté ». RTBF.be se demande par ailleurs ce que penseraient « les Suisses de ce projet qui les verrait se dissoudre dans un vaste ensemble dominé par des Français et des Allemands … ».

Reste surtout une grande question pour l’Union Européenne, à laquelle on n’entend guère de réponse : quel rôle pour la Suisse en Europe, devenue enclavée au milieu de l’Europe, de plus en plus isolée, l’Islande devant quitter l’AELE en 2012 pour intégrer l’union Européenne ? Une adhésion à l’Union Européenne est-elle possible ?

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La Confédération suisse a déposé une demande d’adhésion en 1992, officiellement gelée depuis 2003, et déclassée par la Suisse en 2005 de « but stratégique » à « option à long terme ». Dans le même temps, les partisans en Suisse de l’intégration sont de moins en moins nombreux, et l’UDC ultra-conservatrice progresse.

L’Union Européenne ferait bien d’ouvrir une réflexion sérieuse sur ce petit pays très riche et aux banques privées bien connues des grandes fortunes européennes, où un parti d’une droite dure aux relents xénopohobes progresse, véhiculant des valeurs qui ne sont pas celles de l’Union, et encore moins celles des Etats-Unis d’Europe.

Frédérick Moulin

Sources : Frontières – l’UDC est prête à accueillir Aoste ou la Savoie, LeTemps.ch, 10 juin 2010, SVP [=UDC en allemand] will der Schweiz Nachbargebiete eiverleben, TagesAnzeiger.ch, 11 juin 2010, Die Weltwoche, 14 juillet 2010, L’UDC veut annexer ses voisins pour former la « Grande Suisse », RTBF.be, 23 juillet 2010, La Grande Suisse, dernière lubie des populistes, Presseurop.eu/Gazeta Wyborcza, 22 juillet 2010, site du Parlement suisse, Parlament.ch, site des autorités fédérales de la Confédération suisse, Admin.ch, site du canton de Genève, ge.ch, site de l’UDC, udc.ch, , Wikipédia

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A
<br /> <br /> Bonsoir,<br /> <br /> <br /> Que l'Europe continue de prendre la Suisse comme bouc émissaire, en l'accusant de tous ses maux, et de la traiter avec condescendance, c'est ce que recherche l'UDC. En continuant d'agir<br /> ainsi, ce n'est pas 30% des suffrages que ce parti obtiendra aux prochaines élections fédérales mais 50%, voir plus.<br /> <br /> <br /> En 1992, j'étais un fervent défenseur de l'adhésion de la Suisse à l'EEE, puis à l'UE. Depuis lors, c'est bizarre, je me sens de plus en plus éloigné de cette Europe hypocrite, arrogante,<br /> lâche, déclinante, profondément anti-démocratique et inefficace. Allez comprendre pourquoi.<br /> <br /> <br /> Bien à vous<br /> <br /> <br /> A.<br /> <br /> <br /> <br />
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